Port-au-Prince : l’idéalisation d’une ville pauvre*

Port-au-Prince : l’idéalisation d’une ville pauvre*

Par JEAN Lewis

Port-au-Prince, capitale d’Haïti, semble être une ville dont la seule architecture ne permet pas d’assurer sa parfaite description. Dans l’immense majorité des cas les écrivains se voient obligés de juxtaposer d’autres implications abstraites leur permettant de dépasser les configurations matérielles de l’espace. C’est du moins ce que montre l’analyse de la plupart des œuvres littéraires** dans la description offerte, loin d’être fidèle à la réalité, de cette ville pauvre qu’est Port-au-Prince.

Les auteurs trichent bien souvent, souvent bien malgré eux. En effet à chaque fois que la description est mise en marche, soit l’écrivain se cantonne dans des pans descriptifs subtilement choisis qui témoignent d’une forme d’échappatoire à l’état déplorable de l’ensemble du lieu, soit il sent comme un devoir légitime de s’en prendre aux dirigeants, les potentiels responsables du délabrement environnemental. Dans ces conditions, la description que nous offrent les écrivains fait montre non seulement d’un écart relativement significatif à l’espace mais encore, en raison de la dureté du réel, les écrivains cherchent ailleurs la beauté perdue du lieu.

Par exemple Jacques Stephen Alexis se tourne vers le réalisme merveilleux comme un palliatif chaque fois qu’il présente une description difficile du réel : « Du haut du bastingage, la terre natale avait cette couleur de sang et de fiel mélangés. Port-au-Prince était couvert de croûtes de misère. Le Bois-de-Chêne comme une larme coulait à travers la ville »(1); Dany Laferrière, lui, va plutôt vers un récit qui tient du double langage : « Et je me sens mal à regarder ma ville du balcon d’un hôtel. »(2) ; Lyonel Trouillot pour sa part se réfugie dans la beauté rustique en tournant le dos à Port-au-Prince : « Il nous faudra une heure pour quitter la ville. (…) Quand nous aurons laissé la capitale derrière nous, le paysage changera. La température aussi. Pas vraiment, mais ici, on a l’impression que la chaleur est plus sale que là-bas, le soleil plus méchant et la sueur plus compacte. »(3) tandis que Valérie Marin La Meslée, dans ses chroniques, croit plutôt en la force de l’art et de la culture pour transmettre l’espoir contre la cruelle pauvreté du lieu : « Pourquoi Port-au-Prince ne pourrait-elle pas se découvrir, aussi, comme une ville culturelle? »(4), propose la journaliste littéraire sous forme de question rhétorique.

Il convient d’étudier Port-au-Prince comme lieu à travers le prisme de la pauvreté dans ces différents discours littéraires. La préoccupation sera celle de voir dans quelle mesure les répercussions de la pauvreté entrent en ligne de compte dans les traits caractéristiques du lieu opérés par les auteurs. On verra d’une part que l’espace urbain est souvent dépeint par une démarche sur fond d’ambivalences, d’autre part par la mise en œuvre récurrente de manœuvres poétiques de transformation de la ville. La description qui, au départ, s’annonçait fidèle au réel fait défaut : elle est vite détournée, tronquée, métamorphosée au profit de l’idéalisation des espaces référencés.

I. Port-au-Prince : un lieu témoin d’ambivalences

-Configuration d’un lieu partagé entre la richesse et la pauvreté : Les espaces formant l’agglomération de Port-au-Prince traduisent l’écart de richesse. C’est une ville dans laquelle les riches se regroupent entre eux dans les hauteurs tout en entassant les pauvres en bas. Et de ces deux extrêmes il y a une sorte d’infiltrations réciproques. Certains nantis s’incrustent dans l’espace réservé aux pauvres et vice-versa. Ce découpage territorial visible influe sur l’architecture globale de la ville pour donner lieu à un espace, pris dans son ensemble, hétéroclite sur le plan d’urbanisme. Cette réalité est mise en lumière par tous les auteurs avec des degrés de sensibilités variés. À titre d’exemple, Jacques Stephen Alexis n’hésite pas à dévoiler la culture d’en haut et ceux qui en profitent :

« Là-haut, dans les villas embaumées, les margoulins du marché noir buvaient des boissons fraîches dans des verres de cristal très fin ou bien ronflaient, ou bien comptaient leurs gros sous. Au Cercle Bellevue, au Cercle Port-au-Princien, les exportateurs, les industriels, les ministres, les sénateurs s’ennuyaient avec des jeux de cartes »(5)
La dichotomie entre les espaces est flagrante. La qualité architecturale et paysagère n’est pas du tout la même. L’une évoque la beauté quand l’autre se vautre dans la misère et la crasse. Jacques Stephen Alexis continue d’exposer cette réalité tout en mettant en avant  cette forte ambivalence:

« À peine se rendait-il compte par les formes, les couleurs et les odeurs, du quartier où il se trouvait. Si les maisons étaient blanches et que ça sentait bon les fleurs, c’étaient les hauts quartiers. Des couleurs plus sombres, des senteurs mixtes et fades indiquaient le milieu de la ville, la zone neutre. Des formes géométriques, multicolores à travers la transparence des vitrines, une odeur humaine faite de mille odeurs fortes et fines, odeurs de foule, le quartier commercial. Quand les formes devenaient un amoncellement fantastique de cubes, de rectangles, de pointes, la couleur, un sombre caca d’oie, que le nez commençait à être offensé par des effluves de déjections pourries et de détritus croupissants, c’était le royaume populaire, le bidonville. La transition n’était brutale qu’aux frontières du cercle d’opprobre qui enserrait la ville d’une ligne comme tracée au couteau. »(6)

Dany Laferrière abonde dans le même sens mais tient compte de l’infiltration d’une couche populace dans un espace qui normalement sociologiquement n’est pas le leur :
« Dans ce bidonville du nom de Jalousie (à cause de la proximité des villas luxueuses, ce qui nous dit quelque chose de l’humour qui y règne) la fillette s’est réveillée la première pour aller chercher l’eau. Je la suis avec une longue-vue prêtée par la propriétaire de l’hôtel. Elle grimpe la montagne comme une petite chèvre avec un bidon en plastique sur la tête et un autre dans la main droite. »(7)

« Durant mon adolescence Pétionville était la banlieue riche qu’on visitait le dimanche après-midi. Sur la place Saint-Pierre on espérait voir les jeunes filles de la bourgeoisie se promener. Les choses ont beaucoup changé depuis. Les riches se sont réfugiés sur le flanc de la montagne. Pour savoir comment va vraiment la vie, je dois descendre à Port-au-Prince où gigote comme des esturgeons hors de l’eau le quart de la population d’Haïti.» (8).

Le même constat est dressé par la journaliste française, Valérie Marin La Meslée, à l’occasion d’une visite réalisée dans ces quartiers huppés. Elle décrit la différence des espaces par des marqueurs et des termes proches de ceux ci-dessus relatés:
« La voiture grimpe et grimpe encore, et je ne sais jusqu’où Gary Victor m’emmènera découvrir ce Port-au-Prince des hauteurs (…) La montagne au-dessus de Port-au-Prince appartient aux riches. On y devine à peine les demeures, leurs piscines, on y entend les oiseaux, on y mange le ciel, on y balaie d’un regard la beauté des Caraïbes, on se souvient des Antilles proches et de leur tourisme florissant… Au fur et à mesure que les campagnes démunies sont venues « assauter » la capitale et ses mornes, les élites ont grimpé toujours plus haut pour se mettre à l’abri de la populace. » (9)

Lyonel Trouillot va trancher la question en identifiant clairement ces quartiers qui sont désormais réservés aux pauvres. Il rejoint les auteurs précités dans le sens où il laisse entendre que les riches sont partis vivre ailleurs dans les hauteurs, de ce fait «si tu préfères la pauvreté comme source d’émerveillement, prépare ta caméra et je te conduirai dans les anciens beaux quartiers aujourd’hui en ruine, ou, mieux encore, les bidonvilles.»(10) Pour lui, les deux espaces s’affrontent continuellement dans un rapport de force inégalitaire.

Au final, l’espace des riches aura raison de celui des pauvres, ce qui fait que le contenu de l’espace de ces derniers représente, dans l’indifférence la plus totale, une sorte de butin pour les riches qui «ne laissent rien aux pauvres. Rien qui vaille, je veux dire. Pas même de belles statues pour pleurer leur misère. Mais des vierges sales et amochées qui ont besoin d’un coup de pinceau pour se faire une beauté et d’un génie de la maçonnerie pour les remettre sur leur socle.»(11)

-Une ambivalence marquée par une tension spatiale symbolique: Port-au-Prince est une ville surpeuplée avec un climat qui n’est pas toujours clémente. Une situation qui crée un mélange confus du lieu, une espèce d’amalgame matériel dans lequel le mode de vie des habitants épouse chaque recoin de l’espace réel. Dans une capitale suffocante où l’infrastructure reflète la misère qui y habite, les écrivains vont « glamouriser » la campagne par des représentations à l’emporte-pièce, matérialisant ainsi une tension symbolique entre les deux espaces.

Les trois romanciers s’accordent à présenter l’image selon laquelle Port-au-Prince devient intenable en raison de la surpopulation et la bidonvilisation. Le phénomène va précipiter la dégradation de l’espace urbain, détériorer l’environnement qui n’est pas entretenu. Tout cela éclipse l’infime beauté du paysage, et fait passer inaperçue la mer. Dès lors pour Jacques Stephen Alexis « ça fait du bien de quitter la ville bruyante. Le vent chante dans les arbres. La chaleur est tombée.»(12).

La paysannerie est l’aune avec laquelle il faut mesurer l’insalubrité de la capitale. Ce clivage environnemental se consomme par la remarque de Dany Laferrière à l’endroit de son jeune neveu « tout heureux de cette balade qui lui a permis de ne plus confondre la grande ville avec la paysannerie. On sent qu’il commence à s’ennuyer de ses amis de la faculté et qu’il veut retrouver la saleté et la violence urbaines. »(13). De même, cette ambivalence ici indique que le niveau de vie affecte tout l’espace urbain puisqu’ « on cherche la vie chez les pauvres dans un vacarme absolu. Les riches ont acheté le silence. Le bruit se concentre dans un périmètre bien déterminé. Les arbres sont ici rares. Le soleil, implacable. La faim, constante. » (14).

Le romancier Lyonel Trouillot va plus loin d’autant que tout son roman est traversé par une vision régionaliste en guise d’esthétique littéraire. En effet, dès les premières pages qui suivent l’incipit, cette ambivalence s’observe à travers le personnage qui prend parti ouvertement pour la province :

« Ce n’est pas comme ici où la vie a peur du silence. Ici, si au réveil on ne s’est pas préparé à partir au combat, on n’a pas la vie devant soi. Le pain, ça se chasse comme le gibier, et vu qu’il n’y en a pas pour tout le monde, le bruit a remplacé l’espoir. Ce que tu as vu à l’aéroport, vingt porteurs pour une seule valise qui baragouinent dans toutes les langues, c’est rien. Attends de voir le centre-ville. Il nous faudra le traverser, patauger dans le bruit jusqu’à la gare du Nord. Les étrangers souvent y perdent leurs oreilles, à entendre malgré eux, égaux en droits dans le vacarme, les choses, les bêtes et les humains » (15).

Valérie Marin rapporte le nécessaire « exil autoprescrit dans une province » pour cet écrivain qui a besoin du silence intérieur (16) quand d’autres vont « peut-être pour se mettre à l’abri de la tentaculaire capitale! »(17).

II. Des manœuvres poétiques de transformation et de reconstitution de Port-au-Prince

-Une présence permanente d’hypotyposes descriptives: il est frappant la manière dont les auteurs contournent la description réaliste de l’espace par des images vives et des détails qui ont tendance à jouer avec la sensibilité du lecteur. L’usage fréquent des figures de style tend la plupart du temps à mettre en avant un espace intelligible. Les auteurs ne se contentent pas de présenter le réel, celui-ci est en permanence dévié dans la narration. On assiste au final à une description évasive où « le vieux faubourg était bleu-noir. Tout le quartier Nan-Palmiste, qui pourrit comme une mauvaise plaie au flanc de Port-au-Prince, baignait dans un jus ultra-marin, une vraie soupe de calalou-djondjon »(18). Le choix esthétique privilégie la beauté du style en lieu et place de la défectuosité du lieu :

« La ville s’est construite au pied des mornes, les ravins sont devenus esclaves entre les digues. La montagne recule devant la ville qui l’enserre de ses longs bras de pieuvre, qui l’étouffe, qui la creuse de trous, qui la marque de la longue cicatrice noire des routes d’asphalte, qui la barde de fer et de béton, dans des tunnels plus noirs que la nuit ». (19)

Il y a en même temps une forme de projection par laquelle la description de l’espace réel à l’image d’un miroir reflète l’état d’âme de ses habitants : « la ville forme un escalier de toitures jusqu’à la mer. À l’horizon, les cuivres du couchant, la crinière multicolore des nuages qui trempent dans la mer des teintes mauves de tristesse». (20)

Cela dit, Port-au-Prince est une ville où la grandeur du verbe et de l’onomastique des espaces comble le manque d’infrastructures. C’est cela dont il s’agit quand notamment Lyonel Trouillot fait dire à l’un des personnages que « c’est le pays des hyperboles. Vous utilisez ici de bien grands mots pour de toutes petites choses : basilique, avenue, palace… »(21).

Face à cette situation, l’écrivain va faire preuve d’ingéniosité en imposant des villes imaginaires à son personnage en quête de repères : « Raconte-moi ta ville à toi. Ça m’aidera. Je pourrai enrichir mes villes imaginées. Dans une ville inventée j’accompagne les touristes en tram dans le quartier des artistes. »(22).

En ce sens Lyonel Trouillot affronte la dure réalité. Il émerveille avec un personnage conscient de la nudité de l’espace dans lequel il évolue, et c’est précisément cette conscience lucide qui l’invite à aller voir ailleurs afin de trouver ce qui devrait normalement exister sous ses yeux dans Port-au-Prince :

« Alors, dis-moi ce que tu penses de ma ville. Tu dois la juger étrange, prétentieuse et loufoque, ma capitale, toi qui arrives d’une vraie ville, avec des lois qui régissent tout, y compris le volume auquel chacun a droit. Je la connais un peu, ta ville, par les films, la lecture et les cartes postales. Je sais qu’il y a un fleuve, des berges, des trams et des jets d’eau. »(23).

Par moments Dany Laferrière aussi s’échappe du poids du réel. Si Jacques Stephen Alexis fait usage du réalisme merveilleux et Lyonel Trouillot de l’imagination débordante de son personnage à créer d’autres villes, Dany Laferrière quant à lui va glisser çà et là des digressions et des badineries dans ses représentations: « C’est dimanche après-midi à Port-au-Prince. Je le sais car même les plantes ont l’air de s’ennuyer.»(24), l’académicien se bat depuis son hôtel contre l’ennui provoqué par l’espace.

Le lecteur peut ressentir parfois ce besoin de mettre des mots sur le réel qui pousse à faire des circonlocutions ou à regarder dans le vide « Du balcon de l’hôtel je regarde Port-au-Prince au bord de l’explosion le long de cette mer turquoise. Au loin, l’île de la Gonâve comme un lézard au soleil.»(25) Dany Laferrière est contraint de ramener tout aux gens. Ce faisant, ses descriptions du lieu sont constamment une entrée en matière pour déduire le comportement des misérables :

« Derrière moi, les montagnes bleues qui entourent la ville. Et ce ciel d’aube légèrement rosé. Un homme encore endormi sous un camion rempli de melons. / Cette ville se réveille si tôt qu’à deux heures de l’après-midi elle est déjà sur les genoux. À l’ombre d’un large chapeau les vendeuses de melon font la sieste. »(26)

Pour finir, Valérie Marin La Meslée convie à voir la beauté du lieu non pas en termes de monuments historiques, de routes ou de musées… (puisqu’il n’y en a pas véritablement) mais à travers le courage, la dignité ainsi que l’ambition des créateurs. La beauté artistique et culturelle à Port-au-Prince rend supportable le dénuement pour elle :

« Pour les blessures béantes. Et cependant la beauté. La beauté jaune et bleue de Port-au-Prince. Peut-être encore pour ce que nous (Occidentaux, pour résumer) avons oublié en terme d’humanité. J’écris pour saluer le courage des gens, leur dignité et cet art de s’élever au-dessus du bourbier quotidien en ayant recours à une pléiade de petits et grands dieux dont celui de la création me touche le plus directement. »(27)

De même, cette pauvreté d’une capitale pousse à encenser le moindre acte de création. Celui-ci se manifeste à titre principal dans les rues en raison de l’absence d’espaces aménagés à cette fin : « Je ne sais ce que vaut celle-ci en particulier, mais remarque à quel point les mots, sur les murs de Port-au-Prince, ont cet air de défier les peurs, les découragements, la misère. Ils rayonnent, pleins de gloires (célestes, surtout). Ils pétaradent de couleurs, fastes du quotidien que les tap-taps promènent à leur tour.» (28)

-Une focalisation stratégique sur des angles morts: dans la même veine, la ville de Port-au-Prince oblige à fournir un effort supplémentaire pour trouver quand même quelque chose comme faisant partie de son identité. Cela en dit long sur la pauvreté du lieu qui visiblement portera les auteurs à plutôt s’intéresser à des bribes isolés de monuments. La journaliste française Valérie Marin La Meslée tourne en permanence vers les mêmes éléments matériels quand elle ne se voue pas à saluer la force des talents des artisans.

Son angoisse est palpable au point de parler de « géographie secrète de Port-au-Prince »(29). Peu avant, un autre guide, réel ou supposé, l’aide à déchiffrer les angles morts et par la même occasion idéaliser la pauvreté de la ville de Port-au-Prince où l’agencement des choses ne sera plus l’expression de l’adaptation des gens cherchant à gagner leur vie :

« La création contemporaine est un terme trop associé à la création occidentale actuelle. Pour moi, elle est aussi là, dans les rues, dans la vie de tous les jours, les étalages ici sont des œuvres d’art par leur agencement. Tu as vu ces téléviseurs, images avec du grain, d’autres parfaites, pas encore d’écrans plats, plutôt des dinosaures, en pleine rue, sur des étagères, et les automobiles et les piétons passent devant. Devant des œuvres d’art! Et les studios photo, et les tap-taps où figurent Madonna ou Michael Jackson, c’est le monde tel qu’il est à portée de Port-au-Prince, qui en fait son mix. Beaucoup de choses extrêmement simples, et qui ne sont pas dans les musées, définissent une certaine identité haïtienne en train de se faire. »(30)

Il importe de tricher dans la représentation du lieu afin de conférer aux choses une portée hautement symbolique. La journaliste joue le jeu (par complaisance ?) ou par sympathie. Pour mesurer le choc, il suffit tout simplement d’imaginer un instant Venise sans ses emblématiques gondoles ou bien la Seine et l’architecture haussmannienne des immeubles à Paris complètement dégradées où les gens n’ont cure du paysage en raison de la misère quotidienne.
Que resterait-il du charme de l’espace dans ces cas ? C’est précisément à cela que la journaliste se confronte : elle se rappelle qu’elle est dans une île « et [ses] yeux cherchent la mer, à peine visible du bas de la ville. Comme oubliée du paysage. Port-au-Prince est un port. Qui s’en souvient? » (31)

En revanche, ce qui est particulièrement remarquable chez Jacques Stephen Alexis dans les représentations qu’il donne de Port-au-Prince c’est le fait de voir que la capitale pendant le jour n’est pas la même durant la nuit. L’espace est différent car la beauté nocturne, plus calme, permet de prendre conscience du climat tropical. Cette beauté brille la nuit et « Port-au-Prince… Port-aux-Crimes est couché là, aux pieds du morne ; couverte de chrysocales brillantes et éclaireuses comme une fille endormie, les gigues écartées sur le morne dont les arbres emmêlés font des touffes de poils»(32).

Cette comparaison de la ville de Port-au-Prince avec une fille endormie n’est pas sans intérêt ici. En effet, de tout temps l’image de la fille dans la tradition littéraire haïtienne a été vénérée. Elle fait référence à la beauté du paysage : l’innocence charnelle voire l’identification archaïque de la virginité pour donner une figuration pudique de l’espace. On comprend dès lors pourquoi Jacques Stephen Alexis insiste sur cette description avec le talent qu’on lui connaissait : « Port-au-Prince, la nuit, est une belle fille, une fille couverte de bijoux électriques, de fleurs de feu qui brûlent… » (33)

Même chose chez les deux écrivains contemporains. On observe la personnification du lieu avec Lyonel Trouillot où le visage humain est « le plus petit territoire sur lequel s’affrontent la bonté et la cruauté, la bêtise et l’intelligence »(34). La ville de Port-au-Prince doit être appréciée dans un paradigme différent. La misère et la violence collent à la peau de la capitale, ce qui va conduire les touristes, bon gré mal gré, à prendre « les taudis pour une forme esthétique, ils ont trouvé ici un paradis sur mer »(35).

La beauté du lieu va se manifester dans des périmètres intimes comme le fait pour Dany Laferrière de rejoindre « sa mère sur la galerie [pour] découvrir son univers si morne à première vue, mais qui se révèle si riche. Elle connaît ces deux oiseaux qui se donnent rendez-vous ici l’après-midi, toujours à la même heure» (36).

Conclusion

Port-au-Prince en tant que capitale semble dès lors difficile à représenter objectivement dans les œuvres littéraires tant cela fait appel à un entrelacement de discours d’ordres sociopolitiques et d’émotions. Les auteurs laissent libre cours à leur sensibilité face au drame du lieu qui empêche de prendre de la hauteur. De fait, décrire Port-au-Prince c’est prendre position, c’est situer son discours entre plusieurs approches de la pauvreté qui est présente dans l’espace. Décrire c’est faire acte de militance sinon c’est faire l’autruche sur le réel.

C’est précisément ce dilemme qui crée un écart perceptible que la présente étude a voulue mettre en évidence. Il faut quand bien même reconnaître une certaine cohérence entre les motifs, les thématiques et la description du lieu où la plupart des œuvres se veulent engagées. Il serait en définitive pertinent de s’intéresser au profil de chacun des auteurs pour voir dans quelle proportion cela joue sur la représentation qu’ils nous livrent des espaces. La question reste ouverte.

Par JEAN Lewis, juriste, critique littéraire.

*le présent texte a été rédigé dans le cadre du séminaire « Le génie du lieu: espaces imaginaires, imaginaires des espaces » de Madame le professeur Marie-Françoise Hamard à la Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Cependant les propos soutenus n’engagent que l’auteur et lui seul.
**En dehors du livre de la journaliste littéraire française Valérie Marin La Meslée, l’auteur a sélectionné le petit corpus de classiques du patrimoine littéraire haïtien suivant :

  1. (1) Jacques Stephen ALEXIS, Compère Général Soleil, Paris, Gallimard, 1955
  2. (2) Dany LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, Boréal, 2009
  3. (3) Lyonel TROUILLOT, La Belle Amour humaine, Arles, Actes Sud, 2011
  4. (4) Valérie Marin La Meslée, Chérir Port-au-Prince, Mémoire d’encrier, 2016
  5. (5) Jacques Stephen ALEXIS, op. cit., p.190
  6. (6) Ibid., p. 214
  7. (7) Dany LAFERRIÈRE, op. cit., p.57
  8. (8) Ibid., p. 119
  9. (9) Valérie Marin La Meslée, op. cit., p.71
  10. (10) Lyonel TROUILLOT, op. cit., p.21
  11. (11) Ibid., p.80
  12. (12) Jacques Stephen ALEXIS, op. cit., p.126
  13. (13) Dany LAFERRIÈRE, op. cit., p.199
  14. (14) Ibid., p.101
  15. (15) Lyonel TROUILLOT, op. cit., p.10
  16. (16) Valérie Marin La Meslée, op. cit., p.76
  17. (17) Ibid.
  18. (18) Jacques Stephen ALEXIS, op. cit., p.9
  19. (19) Ibid., p.38
  20. (20) Ibid., p.93
  21. (21) Lyonel TROUILLOT, op. cit., p.13
  22. (22) Ibid., p.18
  23. (23) Ibid., p.20
  24. (24) Dany LAFERRIÈRE, op. cit., p.21
  25. (25) Ibid., p.56
  26. (26) Ibid., p.95
  27. (27) Valérie Marin La Meslée, op. cit., p.9
  28. (28) Ibid., p.64
  29. (29) Ibid., p.55
  30. (30) Ibid., p.47
  31. (31) Ibid., p.12
  32. (32) Jacques Stephen ALEXIS, op. cit., p.16
  33. (33) Ibid., p.17
  34. (34) Lyonel TROUILLOT, op. cit., p.20
  35. (35) Ibid., p.75
  36. (36) Dany LAFERRIÈRE, op. cit., p.157

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Un commentaire sur “Port-au-Prince : l’idéalisation d’une ville pauvre*

  1. Toutes mes félicitations à l’auteur. Il est clair et démonstratif dans ses propos. Il a analysé subtilement les regards portés sur port-au-prince avec un constat pertinent : l’idéalisation de port-au-prince dans sa pauvreté. Dois-je comprendre cette idéalisation comme un acte d’hypocrisie, de lâcheté ou de résignation ?

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