Le dollar étouffe la gourde
Plus de 65 % des dépôts bancaires sont désormais en devises américaines, révélant une dépendance monétaire inquiétante.
La Banque de la République d’Haïti (BRH) vient de publier, à la fin du mois d’octobre écoulé , un document qui sonne comme un cri d’alarme : l’économie haïtienne est devenue accro au dollar américain. En septembre 2024, près de 65,47% des dépôts bancaires sont libellés en dollars américains. Ce phénomène, qu’on appelle la double circulation monétaire ou dollarisation, transforme progressivement Haïti en un pays où la monnaie nationale perd du terrain face à la devise américaine. Mais au-delà des chiffres, quels sont les véritables dangers de cette situation pour l’économie du pays ?
Avant d’aller y répondre, pour comprendre ce qui se passe, remontons d’abord aux origines du problème. Tout a vraiment commencé en janvier 1990, quand le gouvernement haïtien a autorisé les banques à accepter des dépôts en dollars américains. À l’époque, c’était une réponse à un marché noir de devises qui échappait à tout contrôle. Mais cette décision, prise dans un contexte d’inflation galopante et d’instabilité politique chronique, a ouvert la boîte de Pandore. Les Haïtiens, qui voyaient la gourde perdre régulièrement de sa valeur, se sont massivement tournés vers le dollar comme valeur refuge.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes et racontent une histoire inquiétante. En septembre 1991, les dépôts en dollars dans le système bancaire ne représentaient que 11,3 millions de dollars. Trente-trois ans plus tard, en septembre 2024, ils atteignent 2,63 milliards de dollars. Cette explosion s’explique par une réalité simple : quand vous gagnez votre argent dans une monnaie qui se déprécie constamment, vous cherchez à la convertir rapidement en une devise plus stable. Le taux de change illustre parfaitement ce drame monétaire. De 7,49 gourdes pour un dollar en septembre 1991, il est passé à 134,25 gourdes en septembre 2023, avant de se stabiliser relativement entre 130 et 133 gourdes en 2024.
Mais la dollarisation ne se limite pas aux comptes bancaires. Elle s’immisce dans la vie quotidienne des Haïtiens de manière omniprésente. Une enquête menée par la BRH en 2020 révèle que sur 20 boutiques localisées principalement à Pétion-Ville, 17 affichent leurs prix en dollars. Vous voulez acheter une voiture ? Le prix sera en dollars. Un terrain ou une maison ? Pareil, tout se négocie en devise américaine. Même certains employeurs paient leurs salariés partiellement ou totalement en dollars. Cette pratique généralisée transforme le dollar en véritable unité de compte dans l’économie haïtienne, reléguant la gourde presqu’au second plan.
Les causes de cette situation sont multiples et interconnectées. D’abord, il y a l’inflation persistante qui ronge le pouvoir d’achat. Entre octobre 2023 à août 2025, le taux moyen d’inflation s’est établi à 25,6%, largement alimenté par la crise sécuritaire qui paralyse l’approvisionnement du pays. Ensuite, il y a la faiblesse structurelle de l’appareil productif haïtien. Quand la demande augmente dans le pays, elle ne peut être satisfaite par la production locale, ce qui entraîne une hausse des importations et donc une pression accrue sur le dollar. Les transferts de la diaspora, qui représentaient 17% du Produit Intérieur Brut (PIB) en 2024, viennent paradoxalement aggraver la situation en injectant massivement des dollars dans une économie qui importe plus qu’elle n’exporte.
Les risques associés à cette dollarisation excessive sont loin d’être théoriques. Le premier danger concerne l’efficacité de la politique monétaire. Quand seulement 48,98% de la masse monétaire est en gourdes, comme c’est le cas au 30 septembre 2024, la Banque centrale perd une grande partie de ses leviers d’action pour contrôler l’inflation ou stimuler l’économie. C’est comme conduire une voiture dont on ne contrôle que la moitié du volant.
Le deuxième risque touche la stabilité financière. Imaginez un entrepreneur qui emprunte en dollars pour financer son commerce mais dont les revenus sont en gourdes. Si la gourde se déprécie brutalement, la valeur de sa dette exprimée en gourdes explose, et il risque de ne plus pouvoir rembourser. Ce problème, qu’on appelle le risque de solvabilité, menace des centaines d’emprunteurs haïtiens. Les banques elles-mêmes ne sont pas à l’abri : si elles acceptent des dépôts en dollars mais prêtent en gourdes, elles s’exposent au risque de change qui peut déstabiliser leurs bilans.
Troisième danger : la dollarisation favorise la spéculation. Les acteurs économiques arbitrent constamment entre la gourde et le dollar, cherchant à anticiper les mouvements de change pour réaliser des profits. Ces comportements spéculatifs accentuent la volatilité du taux de change et compliquent davantage la gestion économique du pays.
Cependant, tout n’est pas perdu. D’autres pays ont réussi à inverser cette tendance. Le Vietnam et le Pérou offrent des exemples inspirants. Au Vietnam, les autorités ont stabilisé le taux de change et maîtrisé l’inflation en dessous de 10% entre 1992 et 1996, ce qui a permis de réduire les dépôts en devises de 28% à 21% de la masse monétaire en seulement six ans. Au Pérou, c’est le ciblage de l’inflation combiné à des mesures réglementaires strictes qui a fonctionné. Les prêts en dollars, qui représentaient 80% du total à la fin des années 1990, sont tombés à 30% en 2015.
La leçon est claire : la dédollarisation est possible, mais elle exige une combinaison de discipline budgétaire, de stabilité des prix et de mesures réglementaires cohérentes. Surtout, elle nécessite de restaurer la confiance des Haïtiens dans leur propre monnaie, ce qui passe inévitablement par une amélioration de la situation sécuritaire et une stabilité politique durable. Sans ces conditions préalables, la gourde continuera de perdre du terrain face au dollar, et Haïti restera prisonnière de cette dépendance monétaire qui limite sa souveraineté économique.
Jonathan GÉDÉON
Image d’illustration : AyiboPost
