Ouragan Mélissa : plus de 30 morts qu’on aurait pu éviter
30 morts, 20 disparus, 20 blessés. 2 399 familles en abris, 1 046 maisons inondées, des routes coupées, des récoltes détruites. Tel est, à la date du 29 octobre 2025, le bilan provisoire laissé par le passage de l’ouragan Mélissa sur Haïti. Ces pertes surviennent principalement à la suite de la crue de la rivière La Digue, qui, dans la commune de PetitGoâve, a submergé les localités de La Digue et de Borne-Soldat.
Que représentent vraiment ces vies perdues pour le pays ? C’est précisément cette réflexion qu’a engagée le docteur en Économie Thomas Lalime dans un article publié le 7 mai 2024 dans le journal Le Nouvelliste, intitulé : « Quelle est la valeur statistique d’une vie humaine en Haïti ? ».
Selon Dr Lalime, partout dans les pays développés et même dans beaucoup de pays en développement, il existe une valeur statistique d’une vie humaine officielle connue des chercheurs, décideurs publics, compagnies d’assurance, voire du grand public. Cette valeur (Value a Statistical Life – VSL en anglais) désigne la somme qu’un pays est prêt à investir pour réduire la probabilité de décès de chacun de ses citoyens.
Dans les économies avancées, cette estimation sert de base à de nombreuses décisions publiques : construire un pont plus sûr, moderniser un hôpital, renforcer un barrage, améliorer la qualité de l’air ou encore financer un système d’alerte précoce. Au Canada, la VSL varie entre 6,7 et 11,1 millions de dollars canadiens. Aux États-Unis, elle oscille entre 6,7 et 13,8 millions de dollars américains, pour une valeur moyenne de 9 millions de dollars.
Toutefois, le chroniqueur économique du journal Le Nouvelliste souligne un fait troublant : selon les pays, cette valeur change énormément. Ce n’est pas une question de dignité humaine, mais de capacité économique. Il prend comme exemple, en 2014, quand le vol de Malaysian Airlines s’est écrasé, Mme Terry Rolfe, représentante d’une des compagnies d’assurance impliquées avait précisé qu’un tribunal américain pourrait réclamer entre 8 et 10 millions de dollars par citoyen américain. Et par citoyen chinois ? Moins d’un million.
Cette différence révèle comment la richesse d’un pays détermine la valeur accordée à la vie de ses citoyens. Un ingénieur américain et un ingénieur chinois, assis côte à côte dans le même avion, ayant probablement des formations similaires, des projets de vie comparables, ne valent pas la même chose. C’est troublant, mais c’est la réalité du monde dans lequel nous vivons.
En Haïti, une telle estimation n’existe pas. L’État n’a jamais fixé de valeur officielle à la vie de ses citoyens. Cette absence traduit un vide conceptuel et moral. Comme le note M. Lalime, « l’État haïtien semble accorder très peu de valeur à la vie humaine ». Quand on ne sait pas combien vaut une vie, comment justifier la construction d’un système d’alerte précoce ? Comment convaincre les décideurs d’investir dans des infrastructures anti-inondation ? Comment argumenter pour des programmes de formation aux premiers secours ?
Si nous devions appliquer à Haïti une VSL d’un million de dollars américains, les 30 morts de l’ouragan Mélissareprésenteraient déjà 30 millions de dollars américains de pertes en vie humaine. Si on focalise sur les enfants disparus ou décédés, dont la durée de vie potentielle était plus longue, le coût économique s’alourdit encore. Chaque enfant perdu représente non seulement une vie fauchée, mais aussi un potentiel économique et humain non réalisé. De ce fait, ces chiffres ne doivent pas être lus comme une monétisation morbide, mais comme un instrument de réflexion : l’investissement dans la vie humaine est aussi un investissement dans le développement.
On dit souvent que le coût de l’inaction dépasse toujours celui de la prévention. En Haïti, cette maxime prend tout son sens. Ce que nous refusons d’investir en prévention, nous le payons en vies humaines. Imaginons que l’État ait investi 10 millions de dollars américains dans un système d’alerte précoce efficace, des infrastructures de drainage modernes et des plans d’évacuation bien organisés. Imaginons des sirènes qui retentissent 12 heures avant l’arrivée de l’ouragan, des abris communautaires bien signalés et approvisionnés, des équipes de secours formées et équipées.
Si ces mesures avaient sauvé ne serait-ce que 20 vies sur les 30 perdues, l’investissement serait déjà rentabilisé, car les bénéfices, en vies sauvées , dépasseraient largement les coûts.: 20 vies multipliées par 1 million égalent 20 millions de dollars. Et cela, sans compter les traumatismes psychologiques épargnés, les orphelins qui auraient encore leurs parents, les communautés qui resteraient intactes. C’est ainsi que raisonnent les pays qui valorisent la vie. Chez nous, faute d’un tel cadre de référence, la mort reste un simple aléa, non un échec systémique.
La valeur statistique de la vie pourrait servir de repère pour repenser nos priorités nationales. Elle inciterait les décideurs à investir davantage dans les infrastructures, dans la santé publique, dans la gestion des risques et dans la protection de l’environnement. Elle pourrait aussi guider la coopération internationale : comment évaluer l’efficacité d’un programme humanitaire si la vie elle-même n’a pas de valeur définie ?
Les 30 morts ne devraient pas être une fatalité de plus dans la longue liste des drames haïtiens. Ils devraient être un signal d’alarme, une invitation à repenser notre rapport à la vie. Si chaque citoyen valait une forte somme aux yeux de l’État, la construction d’un système d’alerte météorologique efficace, la réhabilitation des routes et la protection des bassins versants deviendraient des urgences nationales.
Jonathan Gédéon
